CGT, quand les langues se délient : le bilan de Martinez, vandalisme et guerre idéologique

Il y a une forme de grâce à vouloir sauver les meubles quand les fondations de la maison s’affaissent. Une forme de naïveté, aussi, à penser qu’il suffit de parler haut et fort pour se faire entendre et peser sur le cours de l’histoire. Longtemps, la CGT a régné sans partage sur le paysage syndical. Elle a perdu aujourd’hui sa couronne tandis que la crise du paritarisme à la française plombe le dialogue social et la capacité de réforme du pays. Elu en 2015 à la tête de la confédération, Philippe Martinez ne se représentera pas lors du congrès de mars prochain. Il laisse en héritage une organisation vieillissante, en perte de vitesse, métamorphosée en auberge espagnole. Un syndicat sans vision stratégique, miné par des guerres internes idéologiques d’un autre temps pour la majorité des salariés. Une organisation où la violence de la société transpire dans les joutes internes et où les haines recuites annihilent la mission. Pour reprendre pied et montrer qu’elle peut gagner des combats, la CGT va s’emparer du dossier de la réforme des retraites et user du pouvoir de nuisance qu’il lui reste dans les transports, les services publics ou l’énergie pour faire plier le gouvernement. Le dernier combat pour Philippe Martinez. La mère des batailles pour Emmanuel Macron. Les deux ont beaucoup à y perdre.

Chapitre 1 : Les années Martinez et la chute sans fin de la maison CGT

A la CGT, il y a ce que l’on clame et ce que l’on tait. Ce à quoi on pense et tout ce que l’on préfère recouvrir du voile opaque du tabou. Ces dernières semaines, au siège de la centrale, porte de Montreuil, dans l’est de Paris, un mot est devenu radioactif : le bilan. Alors que Philippe Martinez prépare ardemment sa succession lors du congrès confédéral de mars prochain, quelle trace laissera-t-il dans l’histoire du syndicat ? Silences pesants, regards fuyants. Ou pire, sourires de Joconde quand on pose la question ouvertement. Il faut alors s’éloigner du patio Georges-Seguy, centre névralgique du paquebot cégétiste, mettre de la distance entre nous et l’appareil et se réfugier dans un des cafés de l’autre côté du boulevard périphérique pour que les langues se délient. « Ces dernières années, on a multiplié les démonstrations de faiblesse. Dans les élections professionnelles, à part de rares exceptions, on dévisse partout et sur le terrain, on n’a rien gagné », confesse le secrétaire général d’une puissante fédération, jugé trop réformiste par Martinez. A l’autre bout du spectre cégétiste, l’accent chantant d’Olivier Mateu, le secrétaire général de l’Union départementale des Bouches-du-Rhône, un des durs de l’organisation, masque à peine la colère : « On a été incapable de rendre à la CGT son lustre d’avant. Ce n’est pas la faillite d’un homme mais aussi celle de toute une équipe de direction qui a échoué dans la conduite des luttes », gronde ce fort en gueule.

La réalité statistique est cruelle. La CGT, combien de bataillons ? Le chiffre du nombre d’adhérents est un secret bien gardé et divulgué à de très rares occasions, lors des congrès confédéraux par exemple. Fin 2019, la centrale revendiquait près de 650 000 adhérents. C’est sans doute moins aujourd’hui, affirment ceux qui suivent de près le feuilleton syndical français. Loin en tout cas des 700 000 affichés par Bernard Thibault quand il quitte son poste en 2013 et très loin des plus de 2 millions d’encartés du début des années 1970. Certes, au fil des décennies, les Français se sont détournés du syndicalisme. Toutes les organisations ont été frappées, mais certaines plus que d’autres. C’est sous l’ère Martinez que la CGT a perdu sa couronne de premier syndicat de France : en 2017, la CFDT lui a ravi la première place dans le secteur privé. L’année suivante, la CGT s’incline face à sa rivale sur tout le spectre du salariat, secteur public compris. « Année après année, la centrale de Montreuil a vu ses positions dans ses bastions historiques s’éroder », constate Raymond Soubie, le président du groupe Alixio et ancien conseiller social de Nicolas Sarkozy. En 2019, chez Renault, elle glisse à la troisième place derrière FO et la CFE-CGC, un camouflet pour Martinez, ancien salarié de la Régie et ex-patron de la puissante fédération de la métallurgie. Une glissade identique chez PSA. Si, à la RATP, la CGT a regagné de justesse sa première place en 2021, à la SNCF, les élections de fin novembre ont laissé un goût amer de la demi-victoire. Le syndicat conserve sa couronne chez les cheminots mais ne récolte plus que 32,4 % des votes, contre 34 % en 2018 et 44 % en 2004. Les dernières élections professionnelles dans la fonction publique organisée début décembre n’ont pas inversé la tendance. Dans les ministères, la CGT n’a recueilli que 11 % des voix, contre 12,1 % en 2018.

Certes, cette érosion s’explique en partie par des événements sur lesquels la centrale n’a pas la main. « La CGT, fille aînée du Parti communiste, ne s’est jamais remise de l’effondrement du bloc soviétique et la désindustrialisation du pays l’a percutée de plein fouet », explique Jean-Dominique Simonpoli, un ancien responsable de la CGT et président de la Fabrique du social. Le développement de la sous-traitance qui a expulsé le corps social de la CGT vers des petites structures, là où la syndicalisation est souvent inexistante, a aussi joué.

L'ancien secrétaire général de la CGT, Bernard Thibault, le 19 juin 2018 à Paris

L’ancien secrétaire général de la CGT, Bernard Thibault, le 19 juin 2018 à Paris

© / afp.com/ERIC PIERMONT

Reste que cet échec doit aussi beaucoup à la stratégie de Philippe Martinez. Et les critiques pleuvent sur le fond comme sur la forme. Le fond d’abord. C’est au congrès de Marseille, en 2016, que Martinez dévoile sa ligne. Devant un Bernard Thibault médusé, il déboulonne la stratégie de son prédécesseur qui a œuvré pour un syndicalisme « rassemblé », une alliance de circonstance et de combat avec la CFDT notamment. Dans les faits, méthodiquement, tous les « réformistes », jugés traîtres à la cause d’un syndicalisme de « lutte de classe et de masse » sont écartés. Elu grâce aux voix des partisans d’une posture plus radicale, Martinez s’est fait piéger : dans cette course à la radicalité, il a trouvé plus fort que lui. « Il est aujourd’hui coincé entre des fédérations très puissantes comme celle de la chimie ou du commerce qui l’accusent d’être trop mou et des réformistes qui lui reprochent de les avoir évincés », décortique un fin connaisseur des relations sociales. Et puis il y a la forme. Sa gouvernance solitaire, son autoritarisme, ses décisions vues comme le « fait du prince ». En mars 2022, dans une lettre envoyée à tous les adhérents pour justifier sa démission de la commission exécutive confédérale, Baptiste Talbot, ancien secrétaire de la fédération des services publics, couche par écrit ce que beaucoup n’osent dire tout haut : « Une conception plus collégiale de la direction me semble nécessaire, rompant avec la présidentialisation qui s’est développée au fil du temps autour du pôle du secrétaire général. […] Parce qu’elle est contraire à la nature confédérale de notre CGT, il nous faut combattre toute tentative présidentialiste », écrit Talbot. Plus de démocratie, davantage de débats, exigent les opposants de tous bords. Une petite révolution en somme.

Chapitre 2 : La méthode CGT ou l’esthétique du chaos

Mi-décembre, à l’appel de militants cégétistes, tout un quartier de Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine) a été privé de gaz pendant plus de vingt-quatre heures : plus d’un millier de foyers sans chauffage, des crèches, un hôpital… Les coupures de gaz en cas de conflit social – là, il s’agissait de revendications autour de la question des salaires – le gestionnaire du réseau GRDF en a l’habitude. Sauf que là, une ligne rouge a été franchie. La fourniture de gaz n’a pas simplement été interrompue : les grévistes ont versé sur les robinets une sorte de cire fondue de façon à endommager les circuits et retarder la remise en fonctionnement du réseau. Quelques jours plus tôt, ce sont les pneus des véhicules d’intervention d’urgence à Paris qui étaient crevés. Pendant deux jours, les gaziers ont été dans l’incapacité d’accompagner les pompiers en cas de fuite avérée. « Ça n’était jamais arrivé, souffle un cadre de l’entreprise. On a mis la vie de gens en danger. » Depuis, un protocole de fin de conflit a été signé avec la direction juste avant Noël, mais pour un syndicat qui ontologiquement veut reprendre la main sur l’outil de production, ces dégradations laissent songeur.

Ça n’était jamais arrivé. On a mis la vie de gens en danger

Un cadre de GRDF

Sous Martinez, la méthode d’action s’est durcie. A l’UIMM – l’Union des industries et des métiers de la métallurgie – on se souvient d’un Philippe Martinez plus conciliant lorsqu’il veillait au grain de la fédé des métallos. A la tête de la confédération, le costume et l’appareil ont changé l’homme. « A mesure que les réformistes ont quitté la place, la CGT a évolué vers une opposition systématique au niveau national », constate Antoine Foucher, président de Quintet Conseil et ancien directeur de cabinet de Muriel Pénicaud au ministère du Travail. Au début du cycle de concertation sur les ordonnances travail à l’été 2017, le gouvernement réunit six fois de suite les huit principales organisations pour tenter de coconstruire la loi avec une contrepartie claire : que rien ne fuite dans la presse pour continuer à travailler sereinement. Dès la première réunion, la CGT sort du ministère en faisant un communiqué de presse dénonçant les méthodes scandaleuses du gouvernement. « C’est la seule organisation à avoir fait ça, commente, amer, Antoine Foucher. Difficile ensuite de leur faire confiance. » Une stratégie du pourrissement qui se double d’une politique de la chaise vide peu utilisée jusqu’alors. En mars 2021, la CGT refuse de se joindre à un cycle de huit discussions entre syndicats et patronat lancé par Geoffroy Roux de Bézieux, le président du Medef. Une rupture dans l’histoire de la centrale. Certes, par le passé, la centrale de Montreuil avait boudé certains rendez-vous symboliques : les vœux de Nicolas Sarkozy en 2011 – rendant fou furieux l’ancien de chef de l’Etat – ou la conférence sociale de François Hollande en 2015. Mais pas d’absences systématiques. Cet automne, la CGT a boudé le cycle de concertations sur l’avenir du système des retraites organisé par Olivier Dussopt, le ministre chargé de la réforme. « Comment voulez-vous peser sur des négociations si vous n’allez jamais vous asseoir à la table des discussions? Le but à la fin, c’est quand même d’obtenir des avancées », déplore un ancien de la garde rapprochée de Bernard Thibault.

Dans les entreprises, le jusqu’au-boutisme de certaines grosses fédérations tétanise les DRH. « C’est trop explosif, on préfère ne pas vous parler », nous ont soufflé nombre de responsables des relations sociales de grandes entreprises. Chez TotalEnergies, le blocage des dépôts de carburants cet automne par une poignée de militants a laissé des traces. Chez RTE, le gestionnaire du réseau de transport d’électricité, on dénombre 80 actes de malveillance cette année à la suite de conflits sociaux dans l’entreprise. En mars dernier, le poste électrique de Prinquiau près de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique) a été vandalisé : câbles de protection arrachés, fibres optiques assurant la liaison avec le parc éolien offshore sectionnées… L’entreprise a porté plainte. « On a besoin d’une CGT forte. Aujourd’hui, elle est affaiblie et divisée, ce qui laisse le champ libre à des nihilistes que la tête du syndicat n’arrive pas à canaliser », s’inquiète un ponte de France Industrie, le lobby des industriels. Exemple à la SNCF où le mouvement de protestation des contrôleurs à Noël est né hors de tout cadre syndical, la CGT cheminots soutenant au départ du bout des lèvres leur revendication pour tenter d’exister. De là à dire que la centrale a perdu le lien avec sa base…

Chapitre 3 : Une colonne vertébrale idéologique fracturée

21 août 2019, autre temps, autre monde : le Covid et la guerre en Ukraine n’ont pas encore percuté le cours de la planète. A Irun, en Espagne, les dirigeants des sept pays les plus puissants du globe se retrouvent pour discuter comme chaque année des sujets qui fâchent. Et, comme à chaque fois, cette grand-messe insipide accouche d’une souris. En marge du G7, des centaines d’ONG venues de tous les continents organisent leur contre-sommet. Ce jour-là, une table ronde sur un thème déjà porteur, « La fin du mois versus la fin du monde », rassemble à la tribune Philippe Martinez, Jean-François Julliard, président de Greenpeace et Aurélie Trouvé, présidente d’Attac et future députée LFI. Entre les trois orateurs, le courant passe bien, leurs idées convergent. « Sans avoir rien préparé, on s’est engagé devant l’auditoire à continuer à travailler ensemble », se souvient Jean-François Julliard. Tout l’automne 2019, le trio se retrouve régulièrement. Et quand le patron de la centrale de Montreuil n’est pas disponible, c’est Elsa Conseil, sa directrice de cabinet, fidèle cerbère, qui le remplace. Une première tribune intitulée « Plus jamais ça ! » est publiée dans la presse en mars 2020 au début du confinement. Le 26 mai 2020, c’est un document de 24 pages, aux accents de programme politique et cosigné par une vingtaine d’ONG dont Oxfam, les Amis de la Terre, Alternatiba ou encore la Confédération paysanne qui est rendu public. Un catalogue de 34 mesures pour changer de modèle économique et social et s’engager dans une transformation écologique radicale. Parmi elles, les propositions 23 et 29 mettent le feu au sein de la CGT. Car rien n’a été discuté en interne. Le fameux CCN, le comité confédéral national, qui regroupe tous les dirigeants des fédérations et des unions locales, n’a même pas été consulté. Que lit-on dans ce fameux document ? « Aucun investissement public ou garanti par l’Etat ne doit soutenir le secteur des énergies fossiles ni le développement de nouveaux projets nucléaires… »

Alors qu’il découvre le document, Sébastien Menesplier, le secrétaire général de la très puissante fédération nationale des mines et de l’énergie, très active chez EDF, ne décolère pas. Trois jours plus tard, dans un courrier qu’il adresse à Philippe Martinez et à sa garde rapprochée, Menesplier s’emporte : « Dans le document, décroissance et sobriété sont de mise et ces propositions reviendraient à tirer un trait sur plusieurs secteurs industriels […] pesant sur des dizaines de milliers d’emplois […]. La fédération travaille sans relâche pour défendre un mix énergétique équilibré et un avenir pour les emplois de tous les salariés du secteur, basé sur les projets qu’ils ont eux-mêmes construits et travaillés. »

Si on veut singer la CFDT sur l’écologie, on va disparaître

Emmanuel Lépine, le patron de la fédération de la chimie

C’est qu’à la CGT, on ne rigole pas avec l’atome. Les fantasmes de la décroissance heureuse ne font pas recette dans un syndicat biberonné au nucléaire et à la révolution industrielle. « La CGT s’est vue pendant des décennies comme cogestionnaire du programme nucléaire », confirme Raymond Soubie. Main dans la main avec la direction d’EDF, elle milite depuis des années pour qu’un programme de plusieurs nouveaux EPR soit lancé dans l’Hexagone. Alors, la feuille de route de « Plus jamais ça », c’est un peu une déclaration de guerre. Même les réformistes, plus enclins à s’ouvrir sur la société civile et le monde associatif, goûtent peu la méthode Martinez. « Quelle est la ligne de la CGT ? Pendant longtemps, nous avons eu une forme de pensée monolithique, mais maintenant nous n’avons plus de vision stratégique », déplore un poids lourd de la centrale. « Si on veut singer la CFDT sur l’écologie, on va disparaître. Nous ne sommes pas outillés pour ça. C’est un peu comme si on voulait faire de la menuiserie avec une truelle », prévient Emmanuel Lépine, le patron de la fédération de la chimie. Chez Stellantis, ce combat entre « réformistes » et « radicaux » s’est même récemment réglé devant les tribunaux. Depuis des mois, sur le site de Poissy, deux syndicats maison portant la bannière CGT, s’opposaient : « CGT-Stellantis-Poissy » soutenu par la fédération de la métallurgie et plus ouvert au compromis contre « CGT-PSA-Poissy » sur une ligne plus dure. Début décembre, le tribunal de Bobigny a condamné les seconds, leur interdisant d’utiliser le nom de la CGT…

Une guerre picrocholine qui se retrouve aussi au niveau international. En 1994, Louis Viannet, le secrétaire général de la centrale, avait claqué la porte de la Fédération syndicale mondiale (FSM), une entité créée en 1945 par l’URSS pour rejoindre par la suite, la Confédération européenne des syndicats, réputée plus souple. Sauf que ces dernières années, certaines fédérations dont celles de la chimie, du commerce et certaines unions départementales ont fait machine arrière, retournant dans le giron de la FSM, aujourd’hui noyautée par la Corée du Nord, la Libye et le Venezuela. « Ce sont des cryptoléninistes lourdingues, accrochés à un passé révolu », s’emporte un proche de l’ex-secrétaire général Bernard Thibault. Claquemuré dans son bureau porte de Montreuil, à quoi pense Philippe Martinez ? « Il veut encore croire à l’unité de la CGT en jouant l’autruche », conclu l’un des auteurs du blog « Où va la CGT ? » et maoïste de la première heure. Il y a le feu dans l‘auberge espagnole.

>> L’épisode 2 de notre grande enquête sur la CGT est à retrouver ce mardi 3 janvier sur notre site et notre application.

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